Le vide était accueillant ce jour là. Plein de miroirs, de tentures, de tapis persans en laine de chameau angora et de bougies blanches rayonnant doucement dans la douce chaleur de la fin de journée. Un chasseur avait accueilli Mike et Ricky à leur descente de l'univers précèdent, leur avait fourni des vêtements propres et bien coupés afin de remplacer leur garde robe élimée par leurs aventures mouvementées et les avait guidés jusqu'au somptueux hall d'entrée du château. Un maître d'hôtel obséquieux à souhait leur avait souhaité la bienvenue en leur indiquant deux profonds fauteuils dans lesquels il pourraient patienter jusqu'à l'arrivée de leur hôte. Mike s'était plongé dans le sien avec délectation en commandant un whisky sec à un garçon discrètement surgi du bar, tandis que Ricky tentait de comprendre le comment du pourquoi de leur présence en ce lieu. Après avoir fait quelques tours sur lui même, observé les serveurs, valets, chasseurs et grooms qui sillonnaient l'hôtel particulier avec diligence dans un léger brouhaha de frottements et des tintements de cristal, il se tourna vers son collègue afin de lui faire part de son étonnement et de ses premières conclusions. Mike, tout absorbé qu'il était par la contemplation des glaçons que le peu scrupuleux serveur avait fait l'erreur d'introduire dans son verre, n'était pas le moins du monde disposé à l'écouter. Ce qui aurait pu devenir une situation gênante et légèrement tendue le devint effectivement, les deux hommes se faisaient face, tout deux conscients du manque de discernement dont avait preuve le hasard en les réunissant dans une même équipe, et tout deux convaincus que l'autre était le dernier des imbéciles inadapté à leur situation, ce en quoi ils avaient tout deux raison au regard de leur efficacité toute relative au cours de la dernière mission. Et ce qui devait arriver arriva, lorsque la tension fut à son comble et que ni l'un ni l'autre ne put plus retenir la violence contenue dans chaque cellule de son corps, ils se jetèrent un regard noir de mépris et de dédain, Mike posa son verre et Ricky s'assit. Hal choisi cet instant précis pour intervenir, sous la forme d'un homme d'âge mur, voir légèrement plus, descendant le monumental escalier principal en les interpellant :
- Ricky, Mike, bienvenue chez moi. Les résultats de nos premières expériences m'ont confirmé que notre quête ne serait ni facile ni rapide, j'ai donc pris la décision de construire un petit pied à terre dans lequel nous puissions nous retrouver pour faire le point de temps à autres.
Le vieil homme tourna sur lui même comme une jeune fille en robe de bal,
- mon avatar vous plaît-il ? Il traduit à merveille mon rôle de mentor et de guide, ne trouvez vous pas ? Il s'inscrit à la perfection dans ce confortable décor.
La moue dubitative de Mike et le sourire incertain de Ricky douchèrent quelque peu son enthousiasme, il prit donc son visage sérieux et besogneux pour annoncer :
- Nous avons du pain sur la planche messieurs, je vous propose de passer dans mon bureau, nous serons plus à l'aise pour travailler.
Les deux hommes suivirent Hal dans les couloirs du pied-à-terre jusqu'à un petit cabinet lambrissé de bois sombre, baigné d'une lueur verdâtre provenant des écrans muraux qui débitaient chiffres et statistiques à un rythme soutenu. Un bureau massif trônait au milieu de la pièce, entouré de trois fauteuils de velours rouge majestueux.
Lorsque les trois hommes eurent pris place autour du bureau, le mentor commença son exposé :
- Votre première mission a été un succès, nous avons reçu un échantillon des molécules de la lurée que vous avez cueilli à l'instant même où vous avez appuyé sur le déclencheur d'analyse. Les premiers tests, que nous avons effectués dans l'instant, nous ont orienté sur une branche bien précise de notre arbre de recherche, c'est pourquoi nous avons profité d'une fenêtre de lancement disponible pour vous envoyer immédiatement à New-York, quelques mois plus tôt, afin de récupérer un flacon, le flacon même qui est à l'origine de la polémique sur l'empoisonnement par les produits pharmaceutiques qui a secoué le monde de la santé il y a peu. Miss Iltom est en effet décédée dans d'atroces souffrances quelques heures après avoir ingurgité son remède. Remède qui était toujours en sa possession après votre intervention malheureuse. Vous avez récupéré le mauvais flacon. Quoi qu'il en soit, notre tentative était dictée par les circonstances, et nous ne pouvions vous briefer sur cette mission, faute de temps, votre échec est aussi le notre, c'est pourquoi nous avons décidé de vous expliquer systématiquement chaque étape de notre recherche.
A ces mots, Hal fit un ample geste en direction des écrans qui les entouraient, ceux-ci se mirent à bourdonner à la recherche des informations concernant la prochaine mission. L'analyseur de hasard linéaire examinait avec attention les dernières données fournies par l'analyse de chaque élément en leur possession, lorsque l'univers disparut.
En réalité le générateur électrique du châteaux venait de griller suite à la chute malencontreuse d'un serveur qui s'était pris le pied gauche dans un tapis persan, laissant échapper le plateau de biscuits qu'il portait aux trois hommes, l'un des gâteaux avait fini sa chute en roulant sur la tranche, progressant sur quelques mètres avant de cogner contre la grille d'une trappe d'aération située au ras du sol, le choc avait mis en mouvement une petite boule de poussière qui avait été portée par l'air chaud circulant dans le conduit, jusqu'à aboutir au dessus d'un évier de la cuisine du château, il tomba dans l'eau entrain de s'échapper, s'emmêla dans la grille d'évacuation, les débris culinaires divers encore présents vinrent s'ajouter au barrage ainsi formé qui boucha rapidement l'évier, faisant déborder l'eau dans la cuisine, un petit ruisseau se forma et entama une rapide progression en direction du point le plus bas malheureusement situé au pied d'une gaine de câbles, un cuisinier surgit dans l'instant, saisit d'un geste adroit une serpillière et tenta d'endiguer le flot montant et bouillonnant, la serpillière agitée toucha subrepticement une portion malicieusement dénudée d'un câble de puissance, un arc électrique se forma et illumina la pièce bientôt plongée dans l'obscurité. Comme tout le reste du château.
La situation rappelait à Mike son arrivée à New York quelques heures plus tôt, à la légère différence que l'odeur était tout à fait supportable. Craquant une allumette prélevée dans un bar qu'il avait eu la présence d'esprit de transférer dans son nouveau pantalon, il resta un instant bouche bée devant le spectacle qu'il découvrit. Ou plutôt qu'il ne découvrit pas, il reconnaissait avec exactitude l'univers vide et noir dans lequel ils avaient été convoqués la première fois. La coupure de courant avait du affecter tout le système, y compris le module de simulation qui gênerait le château. Un détail attira l'attention de Mike, le contour d'une petite trappe se dessinait au beau milieu du vide, permettant de deviner la présence d'un mur invisible dans l'illusion d'espace créée par le revêtement noir et mat. Repoussant violemment Ricky, il utilisa la bien nommée loi d'action-réaction pour se propulser en direction de la sortie. Ouvrant délicatement la trappe dont le verrou électronique était hors service, il jeta un œil à l'extérieur du simulateur.
Il était dans une gigantesque salle remplie de machines imposantes, d'armoires de plastique et de verre parcourues d'épaisses nappes de câbles ponctués çà et là de diodes multicolores. Le tout ressemblait à un entrepôt de réfrigérateurs futuristes avec accès au câble et à ses 129 chaînes interactives qui raviront les petits comme les grands. Tout était silencieux. La panne avait interrompu le soliloque électronique du monstre de silicium, transformant le tout en un vaste dépotoir de composants coûteux et bien astiqués. L'allumette commençait à vaciller dans les doigts de Mike, aussi déroula-t-il la liste de courses qui ne l'avait pas quitté depuis leur entrée dans le château virtuel, notant au passage que ladite liste était tout à fait réelle et brûlait probablement à merveille. Il communiqua l'étincelle mourante au papier qui la raviva joyeusement, illuminant à nouveau la pièce morte.
Ricky criait toujours, rebondissant avec monotonie d'une paroi à l'autre dans la cabine de simulation, toujours en apesanteur malgré la rupture de service de tous les autres éléments. Mike fit un signe amical à son collègue avant de refermer l'écoutille et de partir à la découverte de l'immeuble. Après avoir fait le tour de l'immense pièce il dut se rendre à l'évidence, toute les portes étaient verrouillées physiquement, les verrous s'étaient enclenchés automatiquement, mus par la dernière étincelle de leurs générateurs de secours, il était enfermé avec Ricky et une joyeuse population de processeurs endormis. Fort de cette élégante déduction, il s'assit par terre, laissant la pénombre se refermer autour de lui alors que le papier finissait de se consumer.
L'obscurité reprenait à peine ses droits lorsque les veilleuses rouges surmontant les portes clignotèrent et s'allumèrent complètement, un léger ronronnement naquis dans le ventre des frigos inanimés, puis grandit alors que les petites diodes entamaient à nouveau leur joyeuse sarabande le long des nappes de câbles. Tout le petit monde de l'électronique reprenait joyeusement son travail, abattant avec vigueur les processus un instant interrompus. Contemplant avec émerveillement l'activité bourdonnante de la caverne devenu ruche, Mike n'entendit pas le garde imposant qui surgit derrière lui, s'avança silencieusement avant de le saisir à bras le corps en lui disant ses droits :
- Mike Marshall, vous êtes la propriété de la KinderElectric, veuillez retourner dans l'environnement de recherche.
Ayant débité ces quelques mots d'apaisement, il se mit en devoir d'introduire son colis gesticulant dans la petite pièce en apesanteur de laquelle il était sorti quelques minutes auparavant. Propulsé la tête la première dans le hall du château, Mike mit quelques instants à ajuster ses perceptions avant de se retourner pour voir une trappe se refermer au milieu du vide, quelques mètres derrière lui. Se relevant comme un ressort, il courut vers l'écoutille, mais celle ci se referma avant qu'il n'ai pu l'atteindre et il passa allègrement à travers ce qui aurait du être un mur, mais qui n'était à présent que le centre inoccupé d'un espace vide au pied de l'escalier principal d'un hôtel particulier virtuel.
Notez que l'univers n'a pas disparu. Pas encore.
Billy Bilboquet.
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