pour Lise
Le soldat oscilla un instant, se pencha en avant, semblant hésiter, puis il avança une jambe raide, tituba, fit un pas, puis un autre, ses pieds claquants sur le bois de la table massive. Sa démarche saccadée l'amena tant bien que mal au bord du précipice qu'il ignora sans le voir, il marchait encore dans sa chute lorsque des mains de petite fille le sauvèrent du dur parquet.
Les jambes de bois furent alignées, bien droites dans le prolongement du corps, la manivelle de cuivre tournée délicatement, le ressort tendu juste assez pour redonner vie au fantassin mécanique, qui fut renvoyé à la parade sans autre permission.
Lyl était une petite fille soigneuse et ordonnée, comme son père. Il ne laissait jamais un outil hors de son rangement, chaque chose à sa place et les pantins seront bien fabriqués disait-il en souriant. Après une dernière traversée de la table, le fantassin épuisé fut épousseté, sa clef de cuivre polie une fois encore, puis l'un et l'autre retournèrent dans leur écrin, sous la bulle de verre, sur l'étagère, à coté de la boite à musique.
Lyl se souvenait de l'histoire de la danseuse de la boîte à musique et du petit soldat, le fou avait tout fait pour essayer de les séparer, mais l'amour est plus fort que tout. Dans les histoires.
Le père de Lyl lui avait aussi enseigné à ne jamais être trop triste, la vie recèle bien des merveilles, disait-il, les malheurs arrivent, bien sûr, c'est la vie, mais les merveilles il t'appartient de les créer.
Et Lyl voyait son père à l'oeuvre chaque jour, il animait les petits soldats, faisait tourner les danseuses et rouler les trains à vapeur pour la fête de Noël.
Noël est le jour où tout le monde croit aux merveilles, avait-il expliqué à Lyl, le père Noël descend, dans son cortège de blancs flocons, et distribue les cadeaux qu'il a préparés toute l'année, aidé de ses apprentis. Le jour de Noël, tous les gens croient aux merveilles, ils sont tous heureux alors qu'ils sont malheureux les autres jours, parce que c'est Noël.
Noël était donc le seul jour où les gens arrivaient à voir le monde comme Lyl, parce que le père Noël amenait des cadeaux comme les jouets que fabriquait le père de Lyl. Lyl, elle, pouvait aller dans l'atelier n'importe quand, à condition de ne rien déranger, c'était donc Noël tous les jours.
D'autant que Lyl soupçonnait son père d'avoir appris à faire les jouets dans les ateliers du père Noël. Avec monsieur Noël lui-même. Elle avait eu la certitude d'avoir percé le secret de son père lorsqu'un jour elle vit un enfant jouer avec une réplique exacte du petit soldat qui trônait dans l'atelier, enfermé dans son écrin. Affolée, elle alla immédiatement vérifier qu'il ne s'était pas jeté du bout de l'étagère après avoir brisé la cloche de verre qui le protégeait de la poussière, il était toujours là. Il existait donc des copies. Le père Noël faisait les mêmes jouets que son père. Ou l'inverse.
Lyl en savait beaucoup sur son père, mais elle n'arrivait jamais à deviner son cadeau de Noël à l'avance. C'était presque vexant, mais la surprise fait partie du cadeau répliquait son père, c'est important. Pourtant chaque année Lyl l'espionnait des mois avant, inspectant l'atelier à la recherche d'objets étranges, d'outils usés, de pièces particulières, rien. Chaque année, au moment de découvrir son cadeau elle faisait toutes les hypothèses possibles basées sur ses observations et analyses, mais restait ébahie par la surprise. Elle passait ensuite le mois suivant à identifier les pièces qu'elle avait repérées, les outils utilisés, accumulant les indices pour l'année suivante.
Le soldat ayant réintégré sa place sur l'étagère, Lyl continue son examen, les petites ampoules utilisées pour les guirlandes étaient bien rangées, les bras, jambes, torses et autres composants des soldats et des danseuses étaient alignés, un petit train prenait forme, un dirigeable dégonflé attendait une pompe, rien d'inhabituel en somme.
La veille au soir, son père, contemplant la mine songeuse de sa fille, lui avait donné un indice : " Si tu cherches bien, tu ne trouveras pas. Tu réfléchis, imagine plutôt. "
Alors elle imaginait. Elle voyait le train monter sur le mur et poursuivre le dirigeable qui s'était gonflé lui-même en soufflant très fort tout en gardant les lèvres bien pincées, les petits soldats s'assemblaient d'eux-mêmes et jouaient au croquet avec des vis et des écrous en guise de maillets et de balles, les danseuses aménageaient une piscine dans un pot de peinture rose, aspergeant avec un sourire espiègle les joueurs agacés.
Un soldat tomba dans un pot de colle en essayant d'échapper aux gouttes roses, il en avala un peu, mais comme ce n'était pas une bonne colle, il se mit à gonfler, gonfler jusqu'à emplir tout le pot qui débordait sur le sol de l'atelier. Le soldat penaud alla chercher un grand fauteuil qu'il plaça au-dessus de la marre de colle tachée de rose, expliquant à Lyl qu'il vaut mieux prévenir que guérir, mais que là c'était trop tard, avant de faire un saut de l'ange dans le pot de peinture rose, éclaboussant les midinettes effarouchées.
Le train poursuivait toujours le dirigeable, celui-ci faisait des loopings à travers la pièce, le cheminot était obligé de poser les rails devant lui pour poursuivre sa proie, vidant peu à peu ses wagons, il devait s'approcher parfois de la caisse pour récupérer d'autres rails et continuer sa course. Tout cela était bien bruyant et Lyl s'inquiéta un instant que les voisins n'accourent, mais le dirigeable était silencieux et le feutre du gros fauteuil étouffait les sons, la petite fille se pelotonna donc au fond des coussins, et continua à imaginer.
...
" Lyl ? Il fait jour ma chérie, debout ! "
Un coussin remua et tomba du fauteuil, puis un autre, une petite fille émergea du tout, se frottant les yeux de ses petits poings,
" Bonjour Papa. "
Lyl frémit un instant au souvenir de la veille, un coup d'oeil la rassura vite, les soldats avaient tout nettoyé, rangé le train et dirigeable et s'étaient démontés proprement. L'atelier était à nouveau bien ordonné, comme toujours, chaque chose était à sa place, hormis... Une boite de bois clair, cubique, dans laquelle Lyl aurait tout juste pu mettre la tête, fermée par un ruban rouge brillant trônait au milieu de l 'établi.
Un immense sourire éclaira le visage de la petite fille lorsqu'elle aperçut ce qui à l 'évidence était un cadeau de Noël, elle se leva d'un bond, interrogea son père du regard, puis s'avança vers le présent d'un pas léger. Le noeud céda dans un glissement satiné, délivrant les panneaux de bois qui s'écartèrent, la boite s'ouvrant comme une rose des sables, libérant...
L'étincelle jaillit dans un crépitement électrique, fila jusqu'au plafond où elle resta suspendue un instant, puis plongea pour s'arrêter à quelques centimètres du nez de la petite fille ébahie, les yeux écarquillés, la bouche formant un O de surprise.
Une petite voix cristalline murmura :
" Joyeux Noël, Lyl. "
Puis l'étincelle tourbillonna autour de la tête blonde, remonta pour former comme une auréole suspendue dans les airs puis, décrivant des cercles de plus en plus serrés, s'arrêta pile au-dessus de la petite fille, hors de vue.
Répondant à la question muette de Lyl, son père expliqua,
" C'est une sorte de libellule, ou de ver luisant, mais qui vole... il peut aller dans l'espace... j'espère, il est fait pour. Je l'ai appelé... elle n'a pas de nom, c'est à toi de lui en choisir un. "
Sur ces mots, l'étincelle redescendit lentement devant les yeux de Lyl, la petite fille leva une main dans laquelle la lueur se posa délicatement, cessa de bourdonner, au repos.
Lyl la contempla un instant, cherchant à apercevoir la structure sous le petit nuage lumineux qui ne faiblissait pas, curieuse. Elle regarda son père, pensive, puis proposa, d'une petite voix :
" Je l'appellerais Elelle. "
Entendant son nom, Elelle décolla doucement de la main de l'enfant, s'éleva dans les airs, suspendue un instant devant les yeux de sa maîtresse puis, jaillissant par la fenêtre entrouverte, plongea dans le ciel bleu sombre de l'aube naissante, trait de lumière dans le silence matinal.
Quelques instants plus tard, Elelle, suspendue au firmament, veillait sur sa protégée. Une étoile était née. |