Toute cette histoire commença aux environs du 21 juin.
L'été commençait à déverser ses grappes de touristes et la banlieue londonienne prenait cet avant goût de vacances qui se caractérise principalement par des magasins fermés aux heures les plus imprévisibles. Tous les événements extraordinaires sont en général précédés d'une foule de faits et détails anodins, cette réalité étant souvent oubliée par les journaux à sensation qui ne prennent conscience des choses que lorsque la progression atteint sa phase spectaculaire et que Godzilla escalade la maison blanche. Ainsi tout débuta par une balle de ping-pong. J'exerçais tranquillement mon coup droit sur une table à demi repliée, comme le font d'ailleurs les joueurs professionnels, alors que, comme il arrive parfois même aux meilleurs d'entre eux, un coup de vent dévia la trajectoire de la balle, l'envoyant rouler dans la rue, où elle prit de la vitesse en dévalant la pente. Je trottinais légèrement à sa poursuite, descendant vers le carrefour, lorsque, non contente de s'arrêter au beau milieu de la descente, juste après le stop, elle remonta, comme si elle avait rebondi sur un bumper invisible, un jumeau fantôme de ces chewing-gums de plastiques qui encombrent les flippers.
Je dois avouer que sur le moment cette entorse aux lois les plus fondamentales de la physique ne m'a pas démesurément choqué, et que c'est grâce à une mémoire aussi systématique que phénoménale que je dois de me rappeler un tel événement. Je repris donc ma balle et remontais sur ma terrasse afin de continuer à travailler mon coup droit, qui n'a d'ailleurs pas beaucoup progressé depuis cette époque.
Le carrefour que ma balle avait soigneusement évité fut par la suite le théâtre d'événements notablement plus préoccupants que ceux qui encombrent les colonnes de vos journaux aussi habituels que quotidiens.
On vit tout d'abord les feuilles mortes, détritus et divers prospectus vantant des instituts de beauté et d'épanouissement physique, refluer vers les trottoirs comme une marrée de cellulose soucieuse de ne pas diminuer l'adhérence des véhicules du contribuable de la couronne. Cette migration centrifuge qui éloigna l'équivalent d'une dizaine de sac poubelles de bonne taille remplis à ras bord de déchets et de papiers du centre du carrefour fut accueilli avec un certain contentement par les service de voirie local, et particulièrement par le balayeur en charge de ce secteur.
Cependant, cette force qui avait tout d'abord repoussé une balle de ping-pong prit peu à peu de l'ampleur, les vieillards et les jeunes enfants ne purent bientôt plus franchir le carrefour, ce qui faisait pester les uns et enchantait les autres qui devaient faire le tour du pâté de maison adjacent pour se rendre à l'école, gagnant ainsi quelque minutes de liberté citadine. Après une dizaine de jours, ni les piétons ni les voitures ne parvenaient à pénétrer dans le carré de bitume immaculé, bloqués par un mur invisible qui s'élevait du sol jusqu'à une hauteur indéterminée. Un ouvrier d'un chantier voisin sur lequel était en construction une petite salle de cinéma cru un jour malin de tenter de percer ce mur invisible. Il se lança du haut de la colline à bord d'un bulldozer assez volumineux, passa devant ma maison avant de suivre le trajet qu'avait inauguré ma balle quelques temps plus tôt.
Il finit d'ailleurs exactement de la même façon, le phénomène étant multiplié par le rapport des masses en jeu. L'énorme mastodonte roulant et sifflant dévala la pente, fut arrêté par la barrière répulsive qui absorba l'énergie cinétique avant de la restituer, envoyant le bulldozer et son passager virevolter au nouveau du troisième étage d'un hôtel voisin dans lequel ils s'encastrèrent, une bonne moitié de l'engin occupant une chambre et deux salles de bains qui ouvraient à présent sur la rue.
Ces divers événements pour le moins insolites attirèrent l'attention des forces de maintient de l'ordre. Le chef de la police du quartier étant plutôt tolérant face aux inventions des adolescents turbulents, il n'avait pas fait mine de réagir dès les premiers symptômes, mais il estima sans doute qu'une machine de chantier de cinq tonnes occupant une chambre d'hôtel au troisième étage méritait l'attention des services compétents dont il avait la charge. Une barricade fut donc dressée, elle entourait le carrefour, matérialisant la frontière invisible avec une marge d'environ un mètre. Un plaisantin s'était essayé à l'art moderne, enroulant un bandeau blanc strié de rouge autour de la barrière invisible. Il avait fait le tour du carrefour avant de nouer les deux extrémités, la banderole flottait donc à présent à quelques pieds du sol, ceinturant un parallélépipède à base carrée, invisible mais bien solide. Le voisinage s'habitua peu à peu à ce bouchon invisible qui obstruait le carrefour, la barricade fut remplacée par des terrasses de café, une devanture de magasins de fruits et légumes, et une cabine téléphonique fut installé sur un des cotés du cube. Les touristes restaient un instant perplexes lorsqu'ils arrivaient en voiture, mais devant la placidité des habitants ils empruntaient la déviation sans demander leur reste.
Cependant, comme je l'ai dit précédemment, la presse ne s'intéresse pas aux événements peu spectaculaires tels que ceux que je viens de vous décrire, et si vous lisez aujourd'hui ce récit, c'est qu'un événement d'une toute autre nature allait se produire.
En effet, quelques semaines après l'épisode de la balle de ping-pong, alors que le carrefour avait cessé d'exister dans l'esprit de la plupart des riverains, le cube frontière invisible se rappela à notre bon souvenir.
Je n'étais malheureusement pas présent à ce moment là, occupé il me semble à résoudre un problème de mots croisés particulièrement obscur comme savent nous les concocter les verbicrucictes les plus emberlificotés, mais les récits que j'ai recueilli concordent sur les points suivants :
Le premier signal fut un grondement sourd, qui semblait venir du centre de la terre, il monta lentement dans l'aigu, devenant plus fort, on aurait dit une enclume de bonne taille qui tombait du ciel. Alors que le sifflement devenait déchirant, le sol se mit à trembler autour du carrefour, les tables qui bordaient la barricade se renversèrent, même la cabine téléphonique fut retrouvée sur le flanc. Ensuite la barrière invisible sembla prendre une forme de consistance, d'abord une simple brume puis une masse gélatineuse translucide, puis enfin un bloc de verre, massif, qui diffractait les rayons du soleil comme un énorme prisme. Le sifflement persistait, semblant toujours plus aigu, il fut alors accompagné d'une lumière qui semblait provenir elle aussi des profondeurs, puis quelques instants plus tard un énorme bloc noir fusa du sol, s'éleva à une vitesse vertigineuse dans les airs avant de disparaître dans les nuages. La lumière disparu en même temps que lui, laissant le sifflement s'éteindre progressivement.
Le bloc fut immédiatement assimilé à une cabine d'ascenseurs, l'ensemble du dispositif fut donc baptisé "l'ascenseur". On dégagea les barricades et les tables qui encombraient le carrefour afin d'observer la colonne de verre qui n'avait pas disparu, qui jaillissait du sol et montait jusqu'aux nuages. Personne n'a vraiment compris ce qu'était cet ascenseur, ni pourquoi il a choisi ce carrefour, mais il est resté, et les grondements des cabines se succédants, faisant vibrer le village toutes les vingt et unes heures exactement. |